Tu peux partir maintenant. . . Je suis grand

Lorsque j’arrive au chevet de la cliente vers 21 h 45, un couple se trouve auprès d’elle. J’apprendrai plus tard qu’il s‘agit de son frère accompagné de son épouse. Malgré une longue séparation ils sont là. Ils sont venus de loin, ont réservé une chambre à l’hôtel et souhaiteraient être présents de temps en temps dans cet accompagnement. Tortueux chemins de vie où un jour la mort vous ramène à l’essentiel. Plus loin, dans la maison, les propres enfants de ma patiente tentent de s’occuper. Je leur demande comment s’est passée la journée. Puis je fais une toilette légère à la dame et je me rends compte que, déjà, elle s’enfonce dans sa nuit. Elle est très agitée, quasiment à l’envers dans son lit, avec les jambes qui ne cessent de bouger en tous sens. Elle n’a rien bu de la journée et je constate que sa peau est de plus en plus jaune ainsi que le blanc de ses yeux. La nuit elle est très calme, me dit sa fille d’une voix posée, et je peux sentir le chemin parcouru par cette jeune femme qui sait et qui a déjà accepté l’issue fatale qui attend sa maman. Hélas, il n’en est pas de même avec le fils qui, lui vient se rassurer auprès de moi, voudrait que sa maman le regarde encore, qu’elle continue de lui parler. Il voudrait avoir des réponses à tous ses questionnements, connaître l’évolution de la situation, savoir le temps qui lui reste à partager. Il a tellement besoin d’être rassuré. Il nie l’évidence. Malheureusement le temps nous est compté et nous ne maîtrisons pas la situation. Il me semble important de prendre le temps de lui expliquer clairement les différents scénari de départ possibles. J’essaie, à ma manière, de lui faire comprendre que maintenant, il n’est plus temps de demander quoi que ce soit mais simplement d’être là, présence aimante à côté d’elle qui peine à trouver le chemin vers la sérénité et le repos. Même si elle semble déjà loin, ma patiente, cette mère toujours si présente pour ses enfants, est encore parfaitement capable de percevoir l’angoisse de son fils et cela rend le lâcher prise encore plus difficile. Heureusement, sa sœur, qui suit notre conversation, confirme mes propos, en ajoutant qu’elle a lu un article sur le sujet et que ce que je dis est juste et important. Pourtant, il insiste encore. Je le rassure du mieux que je peux en lui disant que je suis effectivement présente pour que tout se passe au mieux pour leur mère et qu’il faut accepter l’imminence de la mort. Cette femme a vécu, s’est bien occupée des siens et elle a le droit maintenant de s’éteindre doucement comme une bougie dont la flamme s’amenuiserait lentement jusqu’à disparaître. J’ajoute que je comprends parfaitement son désir et ne le critique en aucun cas mais que je sais par expérience que ce contact doit maintenant passer par d’autres gestes. La malade ouvre les yeux de temps à autre mais son regard est absent. Chacun d’entre nous a son propre chemin à faire, lui dans les larmes et l’acceptation et elle dans l’apaisement final. Après le départ de sa sœur, nous restons tous les deux à discuter de la vie, de l’amour, de ce que l’on en attend en tant qu’adultes. Il croit en l’amour vrai bien qu’il ne l’ait pas encore trouvé, m’avoue-t-il. Ses parents, eux, avaient été très heureux ensemble. Il me raconte comment à diverses reprises, il est parti, puis revenu auprès de ses parents comme le voilier, après avoir bourlingué, revient toujours se mettre à l’abri dans les ports. Il me dit que la mort de sa mère sera une épreuve terrible pour lui, il ne pourra plus se réfugier auprès d’elle, elle ne sera plus là pour l’écouter, le conseiller, le soutenir dans des moments difficiles. Elle est tout pour lui. C’est poignant de voir ce grand gaillard perdu à l’idée qu’il va devoir avancer seul maintenant. Mais au moins le message est passé, et c’est primordial pour les heures à venir. Vers minuit et demi, il va se coucher et je reste seule à regarder la télévision et à lire une partie de la nuit. Les veilles sont toujours éprouvantes pour le corps mais je sais que ce ne sera plus long. Je sens que la mort s’approche. Vers 4 heures du matin, je m’approche du lit et lis un livre. La femme geint doucement mais elle est moins agitée. Vers 4 h 30, son fils revient prendre des nouvelles. Je remarque un changement soudain chez ma patiente, elle semble en état de choc et sa respiration s’est altérée. Parfois, elle tente d’aspirer beaucoup d’air puis ensuite plus rien pendant de longs instants. Le temps est venu d’appeler sa fille sans tarder. Elle arrive très vite. Avec le lever du soleil, un peu de répit. . . Le chant du cygne? Je fais la toilette de la malade vers 5 heures et demi. Comme elle semble loin déjà. Son fils m’aide à la caler, bien droite dans son lit même si elle est toujours tête beche. Nous limitons au minimum les manipulations pour éviter de la perturber. Je suis assise sur une chaise et son fils, encore en peignoir, est tout à côté d’elle. La fille, pour tenter de s’occuper un peu, fait du café. Le moment est paisible et je ne peux m’empêcher de le constater à haute voix. J’ajoute que c’est très beau et très émouvant de pouvoir être réunis ainsi en pareil moment et je dis aussi combien cela me touche. Quelle paix. Pour les laisser dans l’intimité familiale, je me retire dans la salle à manger. Le fils vient de temps en temps me dire comment les choses évoluent. Il se rend bien compte maintenant que la fin est proche. Le contact entre eux est rompu, elle est déjà en route pour son ailleurs. Un peu plus tard, il revient et, démuni comme un gosse, il m’avoue ne pas savoir quoi dire. Il voudrait tellement lui dire vas y Maman, ne t’inquiète pas, c’est bon, ça ira, tu peux partir, ne te fais pas de souci pour nous, ça ira Maman, ça ira, mais c’est tellement ridicule! Je le prends dans mes bras et le berce doucement comme on fait avec un petit enfant quand il a un gros chagrin et je lui murmure qu’il peut tout simplement s’asseoir à côté d’elle sans dire un mot, qu’elle sentira sa présence, qu’elle saura qu’il est là, avec elle, tout prés. Il retourne dans la chambre, seul. Il revient très vite et livide, il ajoute en me regardant droit dans les yeux : La mort qui arrive, je la sens. Tout est dit. Dehors le soleil brille gaiement, quelle belle journée pour mourir, c’est stupide de dire cela n’est-ce pas. Il est attendrissant avec son besoin de mettre des mots sur les choses et les situations pour admettre enfin la réalité. Il n’y a pas de recette miracle, chacun fait comme il peut et je le vois lâcher prise, lui aussi doucement, accepter enfin l’inacceptable. C’est pour cela aussi que je suis ici, l’accompagnement va bien au delà de la personne directement concernée. Je dois aussi être un soutien, un renfort, pour la famille. Quel privilège. Vers 7 heures du matin, j’appelle la généraliste pour lui faire part de la situation. Elle passera entre 12 et 13 heures. Mon service se termine normalement vers 9 heures mais en accord avec la famille, j’accepte de rester. Je ne veux pas m’imposer mais il me semble juste impensable de les laisser seuls avec leur mère alors qu’elle risque de mourir d’un instant à l’autre. Ils me disent que c’est trop, que j’ai besoin de repos. C’est vrai mais je reste. Il y a peu de temps, j’ai vécu une situation assez similaire et mon service fini, après ma relève, je suis partie et ma patiente est décédée seulement trois heures après mon départ. Quel regret de n’avoir pu rester à ses côtés jusqu’à la fin. Je demande à la fille si elle veut rester seule au chevet de sa mère car la situation risque de devenir un peu dure, traumatisante même avec une respiration de plus en plus chaotique. J’explique ce qu’est la respiration de Cheyne Stokes et ajoute qu’il n’est pas rare qu’il y ait d’autres complications. J’explique aussi ce qu’il faudra faire en cas de glaires. Le silence est lourd et bien qu’ils ne m’aient rien demandé, je les sens soucieux et je choisis de rester. Je vais remettre de l’argent dans le parcmètre et j’appelle mon bureau pour les informer de ma décision. Les moments que nous allons vivre maintenant sont ceux pour lesquels je crois être la plus douée. Je me mets à l’ écoute de mon corps qui semble vraiment en symbiose avec la mourante. Il réagit à l’instinct et je lui fais confiance car c’est toujours d’une grande justesse. J’envoie un SMS à mon mari pour lui dire que nous irons une autre fois au sauna et lui explique que je compte rester jusqu’à l’arrivée du médecin. Même si l’accompagnement de cette fin de vie n’est pas officiellement de mon ressort, il m’est impossible de partir. La fille rentre chez elle se doucher, le frère de ma patiente revient et je m ‘installe à côté de la malade pour lire un peu. Lorsque nous nous retrouvons à nouveau seuls, le fils et moi même, je l’invite à venir s’asseoir tranquillement auprès d’elle. Nous en profitons pour la redresser un peu contre ses oreillers. Elle est très agitée. Vers 11 h 30, je la sens qui s’éloigne de plus en plus. Silencieux, il est assis à côté d’elle et la regarde, sans dire un mot. D’un coup, j’entends la respiration de ma malade qui change. J’attrape sa main. Le fils qui s’était éloigné, revient très vite. La malade a les yeux grand ouverts, les pupilles dilatées. Vite, je tends l’autre main de la malade à son fils pour qu’il la garde entre ses grandes mains d’homme. Je caresse sa main et lui souffle : la fin est proche mais n’oubliez jamais que c’est un grand privilège, une vraie preuve de confiance et d’amour qu’elle vous ait choisi, vous, pour l’aider à passer sur l’autre rive. J’entends soudain venir du fond de la gorge de ma malade ce que je craignais. J’enfile mes gants en urgence, vais vers sa tête que je maintiens fermement sans pour autant lâcher le contact visuel avec le fils pendant tout le temps que dure ce flot de sang qu’elle rejette par la bouche. Pendant que j’éponge tout ce sang, je répète doucement, un peu comme un mantra qu’il doit se concentrer sur sa mère et ne pas tenir compte du reste. Il est là pour elle, rien que pour elle, pour l’aider à passer le pas. Et le cœur chaviré d’émotion, j’entends : Tu peux partir, maman, sois en paix, tout ira bien. Alors, à mon tour, je parle à haute voix, je rassure ma patiente en lui disant qu’elle est courageuse et forte, que c’est une belle personne et que nous sommes là avec elle, pour l’accompagner. Je demande enfin au fils de prendre sa mère dans ses bras et d’autoriser son cœur à la laisser partir. Il est vraiment remarquable. Il m’émeut; les mots de réconfort et de soutien comme les ordres sortent de ma bouche sans que je m’en rende compte mais je sais qu’ils sont justes. J’envoie toute l’énergie d’amour dont je suis capable dans ce grand corps d’homme hier encore si terriblement enfant. Et ensemble, lui et moi tendus vers le même but, nous accompagnons sa vieille mère vers sa délivrance. Dans un dernier souffle, tout s’achève enfin. Il pleure et moi aussi je pleure aujourd’hui, alors que j’écris, en me remémorant cet épisode de ma vie. L’homme s’affaire pour ne plus penser, vivre, avancer. Avec tendresse, je l’invite à partager un temps de silence, de pause, en venant me rejoindre auprès de sa mère. Dix minutes plus tard, nous retournons à nos activés, apaisés. Je fais une rapide toilette à la défunte pendant qu’il répond l’appel de sa sœur et lui explique avec beaucoup de douceur que leur mère les a quittés. Un fois le téléphone raccroché, je le prends dans mes bras, et lui dis à quel point il a été courageux. Il me répond que,sans moi, jamais il n’aurait pu faire face et qu’il me sera éternellement reconnaissant d’avoir accepté de rester un peu plus longtemps avec eux. Il y a des compliments qui font chaud au cœur et je ne regrette pas de m’être fiée à mon intuition. J’imagine quelle horreur cela aurait pu être pour lui si je n’étais pas restée et qu’il ait dû faire face à la situation tout seul. Nous buvons un café en mangeant un gros gâteau. J’appelle le généraliste qui semble satisfait que je sois restée et qui passera d’ici une demi-heure pour constater le décès La fille revient et constate que nous avons fait tout ce qu’il fallait. A l’arrivée de la généraliste, elle exprime sa gratitude à mon égard. Le médecin lui répond que je suis une infirmière dans l’âme et qu’elle avait fait délibérément le choix de s’adresser à mon agence de soins car elle avait entendu parler de moi et espérait bien que sa patiente pourrait profiter de mes compétences et de l’empathie dont elle savait que les enfants, eux aussi, allaient inévitablement avoir grand besoin. Cela fait presque 24 heures que je travaille sans relâche et il faut vraiment que je rentre maintenant. Comme les enfants ne souhaitent pas s’occuper de la toilette mortuaire, je laisse cela aux Pompes Funèbres et décide vers 13 h 15, après avoir fait mon rapport à l’agence, de rentrer chez moi. Les derniers mots du médecin me reviennent en mémoire : une vraie infirmière. C’est vrai que faire ce métier est un choix mais ce que je veux surtout, ce qui me semble primordial, c’est d’être à l’écoute des besoins de chacun et ainsi pouvoir les aider dans leur souffrance. Mais qu’est-ce qu’elle vend donc cette Trudy Hommel, à votre avis? Des transformations : passage du mal être à la joie de vivre, de l’état de petit garçon accroché aux jupes de sa mère à l’état d’homme responsable, passage de la vie à la mort. . . Alors me revient une petite ritournelle qui dansait dans ma tête l’autre jour sous la douche, alors que les doutes me submergeaient : prends ce qui vient, Hommel, nous sommes tous à un moment ou à un autre de notre vie, sourds, aveugles, inaptes, impuissants mais sache bien que toujours la vie se charge de nous ouvrir les yeux et nous ramène inévitablement sur la bonne voie.

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